Kim O’Bomsawin
Journée Annuelle de Solidarité du CSIA-Nitassinan
12 octobre 2019
Transcription et photos Christine Prat, CSIA

Présentation par Aurélie Journée-Duez, Présidente du CSIA : Les questions qui ont été posées nous donnent l’occasion de parler de cette question du dés-ancrage, à la fois pour les Peuples Autochtones en général et à fortiori pour les femmes. Les colonisateurs ne voulaient pas avoir affaire aux matriarches. On se rend bien compte que le colonialisme, le capitalisme, n’aiment pas le matriarcat et les femmes Autochtones cumulent les facteurs de vulnérabilité. Kim O’Bomsawin est réalisatrice Abénaquise du Canada. Elle a une maitrise en sociologie et ensuite, ce qui lui a permis de débuter sa carrière de documentariste, elle a fait plusieurs séries, à la fois comme scénariste et à la réalisation. Son premier documentaire s’appelle « La ligne rouge », ça aborde la question de la jeunesse Autochtone dans les milieux du sport et plus spécifiquement du hockey. Aujourd’hui elle nous fait l’honneur d’être présente pour nous parler de sa vision, de son parcours et de son film « Ce Silence Qui Tue » qui revient justement sur les conséquences désastreuses de ce dés-ancrage territorial qui a été concrétisé dans les « pensionnats Indiens » ou « écoles résidentielles » qui sont à l’origine de nombreux bouleversements des organisations sociales dans les familles Autochtones du Canada. Et aussi à l’origine de nombreux féminicides, mais pour cela, je vais lui laisser la parole.

Kim O’Bomsawin

Merci. [Elle remercie en anglais Michelle Cook et Hartman Deetz pour leurs interventions] Malheureusement, je n’ai pas une histoire beaucoup plus rose à vous raconter. Mes collègues ont déjà abordé beaucoup d’éléments de nos histoires que nous partageons.

Donc, je m’appelle Kim O’Bomsawin, je suis Abénaquise, issue de la communauté d’Odanak. Mais je pourrais aussi me présenter ainsi : alors voilà ce qui m’a définie en tant qu’Indienne, c’est mon certificat de statut d’Indien, mon numéro de registre est 0720169401. Je refuse de m’en souvenir par cœur.

Donc c’est un peu l’histoire que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui. J’ai abouti sur ce panel un peu par hasard, donc j’essaie de réfléchir à ce que je vais vous raconter parce que je suis réalisatrice, mon job c’est avant tout de donner la parole à des militants comme Hartmann et Michelle. Mais j’ai tout de même beaucoup de choses à vous raconter.

Ce dont j’avais envie de vous parler, et il y a un documentaire qui va sortir bientôt chez nous, qui aborde la question du génocide. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de l’enquête sur les femmes Autochtones assassinées ou disparues qui a eu lieu au Canada. Malheureusement elle n’a pas pu avoir le succès qu’elle aurait dû avoir, parce que le gouvernement Trudeau a refusé de reconduire le mandat des commissaires. L’enquête s’est déroulée sur deux ans. L’objectif était de rencontrer toutes les familles des victimes. Ça a été extrêmement difficile, cette enquête, et au final on est arrivé avec plein de conclusions intéressantes et importantes, et pour les commissaires, c’est très important qu’on arrête de se mettre en peine ensemble et de parler de ‘génocide culturel’, mais d’appeler les choses par leur nom et parler de génocide.

Chez nos Peuples – les Abénaki font partie du grand Peuple Wabanaki – nous étions, avant l’arrivée des premiers bateaux, des millions sur le territoire, nous sommes maintenant, chez les Abénaki, quelques milliers. Sur quelques centaines d’années. Donc il n’y a jamais eu de doute dans ma tête que mon peuple avait subi un génocide.

Donc, dans ce documentaire qui va sortir bientôt, il est confirmé que, historiquement, le terme ‘Solution Finale’ vient de chez nous, tout droit issu de ce dont je vais parler un peu plus tard, la loi sur les Indiens, la même loi qui me donne le droit de me dire Indienne. Et puis la dépossession territoriale qui nous a confiné dans ce qu’on appelle des Réserves Indiennes, au Canada, qui a inspiré carrément le système d’apartheid en Afrique du Sud.

Donc, voilà le pays dans lequel je vis qui n’est peut-être pas le Canada que vous connaissez. Cette fameuse loi sur les Indiens a été instaurée en 1876. Elle a toujours cours aujourd’hui, c’est toujours cette loi qui nous régit. Cette loi stipule que nous sommes, nous les Autochtones – les ‘Indiens’, c’est encore comme ça que je m’appelle sur ma carte – les Indiens d’Amérique, nous sommes les pupilles de l’Etat, des mineurs au sens de la loi. L’objectif de la loi, en 1876, était de nous assimiler tous, jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’Indiens. Donc, on voulait faire ‘gentiment’, en nous assimilant, comme ce qui était davantage vécu aux Etats-Unis ou en Amérique du sud, mais ce n’était non pas moins violent. A travers cette loi, il y avait différentes mesures pour nous assimiler. Pour faire en sorte qu’on n’ait plus le droit d’avoir cette carte-là et donc qu’on ait plus le droit de vivre à l’intérieur de nos réserves, de nos communautés, qu’on ne puisse plus être enterré parmi les nôtres. Donc des conséquences extrêmement graves. Il faut savoir que cette loi a toujours été et est toujours extrêmement discriminatoire envers les femmes. Les femmes ont été particulièrement touchées, et sont toujours touchées, par cette loi raciste. Une femme Autochtone qui est mariée à un homme blanc perdait son statut Autochtone, jusqu’en 1985. Donc, ma grand-mère, qui avait perdu son statut, a pu le récupérer après 1985. Ça crée cette situation étrange dans ma famille. Mon père, qui est issu d’une mère et d’un père Autochtones, est considéré comme étant de première génération. Il se marie avec ma mère en 1979. Ma mère qui est blanche, à l’inverse, obtient le statut Autochtone, parce que le statut passe par l’homme. Donc, ma mère devient Indienne, donc je suis issue de ce mariage de deux personnes Indiennes ce qui me donne ‘a full Indian status’. Je ne sais pas ce que donnerai un test ADN, mais selon la loi, je suis 100% Autochtone. Alors que du côté de la sœur de mon père, qui s’est mariée avec un homme blanc, elle a perdu son statut. Elle a pu le récupérer, mais ses enfants sont considérés comme des enfants de deuxième génération puisqu’issus d’un père blanc et d’une mère Autochtone. Mes enfants à moi, j’ai pu leur transmettre le statut, donc ils ont le droit d’avoir cette carte. Je répète que ça a tout de même des conséquences très importantes pour nous. Mais les cousines de mes filles n’ont pas accès à cette carte, pourtant c’est la même génération. Quand ils ont mis sur pied cette loi-là en 1876, jamais ils n’auraient pensé que presque 150 ans plus tard on serait encore là et pris dans des aberrations pareilles.

Il y avait le mariage, mais il y avait aussi les études : un Indien instruit n’est plus un Indien, c’est-à-dire que dès qu’on obtenait un diplôme d’études secondaires on n’avait plus le droit d’être un Indien au sens de la loi.

Et puis ensuite, les deux plus grandes mesures – et c’est là que ça fait extrêmement mal – ont été la mise en place de réserves Indiennes, qui nous ont dépossédés de 99% de notre territoire.

Mais qu’on pense simplement au mot ‘réserve’, c’est d’une violence ! Par exemple maintenant, au Québec, on est 55 – entre nous, on essaie de ne pas prononcer le mot ‘réserve’, parce que c’est un mot extrêmement péjoratif, on dit ‘communauté’ – donc, on est 55 communautés, dans 55 ‘réserves’. Le but était d’accélérer la colonisation et de donner des lots de terrain aux colons. Et puis c’était trop fatigant d’avoir des Indiens qui chassaient et qui étaient nomades, et qui occupaient le territoire, donc il fallait les sédentariser de force. Par cette mesure on croyait aussi nous déposséder de beaucoup de pans de notre culture. Hartman l’a dit, si on n’a plus accès à notre territoire, à nos lacs, à nos rivières, à nos montagnes, qu’est-ce qui nous définit encore comme Autochtones ?

Mais aussi, à partir de là, il fallait – puisque nous sommes les bons enfants de l’Etat – l’Etat avait cette charge de nous ‘éduquer’. Donc, ils ont mis en place, dès 1876, des premiers pensionnats Autochtones, des ‘écoles résidentielles’, où des enfants, d’est en ouest, à la grandeur du Canada, 150 000 enfants, ont été arrachés à leur famille de force. La police débarquait carrément et forçait les parents à donner leurs enfants. Ils étaient emmenés par toutes sortes de moyens de transport, les bateaux, les avions, dans des territoires vraiment éloignés, et des autobus scolaires plus tard. Idéalement, on envoyait les enfants le plus loin possible de leur communauté. Et, idéalement, on séparait aussi les fratries. Dans ces écoles, les sévices sexuels, psychologiques étaient la norme. Ça a été reconnu, le précédent Premier Ministre, Stephen Harper, a reconnu les violences qui ont été commises dans les pensionnats Autochtones et puis il y a eu une énorme commission qui a étudié les conséquences des pensionnats.

Mais, ces écoles-là non plus ne devaient pas s’étendre très loin dans le temps, on s’imaginait qu’après une ou deux générations il n’y aurait plus de ‘problème Indien’ – c’est comme ça qu’on nous qualifiait, ‘le problème Indien’. Mais c’était ne pas avoir beaucoup de foi en nous et notre résilience. La dernière école résidentielle au Canada a fermé, dans le Saskatchewan, en 1996. C’est hier matin. Donc, quand je parlais tantôt de la ‘solution finale’ qui a inspiré les Nazis, et de la mise en place de réserves qui a inspiré l’apartheid, c’est bien du Canada dont je parle. Et puis, tout ce régime colonialiste, ségrégationniste a touché nos femmes très durement. Elles ont été des centaines de milliers à perdre leur statut, certaines ont pu le retrouver, d’autres jamais et elles ne savent pas du tout qu’elles ont des ancêtres Autochtones. Moi aussi je viens d’un peuple matriarcal et soudainement on nous a retiré ce rôle-là, ce pouvoir, et on nous a dit qu’on dépendait maintenant du pouvoir des hommes. Donc, aujourd’hui, on se retrouve dans une situation dans laquelle on doit encore composer avec les conséquences de ces mesures assimilationnistes, surtout les conséquences des pensionnats Autochtones qui ont produit des traumatismes intergénérationnels et un cycle de violences dans nos communautés, duquel c’est extrêmement difficile de s’émanciper. Imaginez qu’on vous arrache à votre famille, ou, si vous êtes des parents, imaginez qu’on vous arrache votre enfant à cinq ans, qu’on l’envoie à l’autre bout du monde. Dans les communautés Autochtones, ce qui faisait la richesse de nos peuples, c’était, et c’est encore, et c’est le cas, j’espère, pour la planète, ce sont les enfants. Du jour au lendemain, il n’y avait plus d’enfants dans nos communautés. Les vieux disent que même les chiens – faut savoir qu’il y a beaucoup de chiens dans nos communautés – même les chiens ont arrêté de japper. Une tristesse immense s’est emparée de ceux qui restaient, les parents. C’est à ce moment-là qu’ont commencé les problèmes de consommation d’alcool. Les enfants partaient pendant 10 mois, le plus souvent terminaient le pensionnat vers l’âge de 17 ans, et revenaient seulement pendant l’été, pendant deux mois. Il faut savoir que l’été, c’est le moment où nos peuples laissent reposer les ancêtres, les esprits. Donc, on va moins en forêt, on se repose, on retourne à la côte, on échange, mais notre pratique, notre mode de vie se vit davantage dès le mois de septembre jusqu’au printemps. Donc, les enfants étaient coupés complètement de ce mode de vie et du lien avec leurs parents : dans les pensionnats le jeu était aussi de dire aux enfants que leurs parents étaient des sauvages, des gens non civilisés, et qu’ils ne devaient pas parler leur langue. Donc, imaginez, après, la fracture qui se crée entre les générations. Si vous ajoutez à ça des traumatismes, des violences sexuelles, des violences physiques, des violences psychologiques, et qu’on retourne ces personnes dans des communautés Autochtones, des gens qui ne savent plus pratiquer leur culture, qui ne savent plus aller chasser, donc ne savent plus subvenir à leurs besoins, et qui sont en plus des enfants brisés émotionnellement, ça crée des climats, des dynamiques qui font mal, des dynamiques de violence, de violences familiales. Vous savez, les hommes et les femmes, on n’a pas la même façon de réagir à des abus, à des traumatismes. Les hommes vont avoir tendance à porter cette violence envers autrui, alors que nous, les femmes, avons tendance à nous faire mal à nous-mêmes, à travers la consommation, à travers le suicide. Ce n’est pas scientifique, comme statistiques, mais quand j’ai fait la recherche pour le film [« Ce Silence Qui Tue »], ce serait autour de 8 femmes sur 10 qui disent avoir été victimes de violences sexuelles ou de violences physiques. Donc, la violence est endémique. Alors, qu’est-ce qu’on fait quand on est une femme et qu’on a des enfants, on veut protéger nos enfants, on veut trouver un milieu de vie sécuritaire, et parfois on pense que ça passe par quitter la communauté. Malheureusement, le résultat est que souvent, les femmes Autochtones, au Canada, se retrouvent dans des villes, des quartiers, extrêmement difficiles, ravagés par la violence, par la drogue, et, malheureusement, ce qui attend souvent les femmes, c’est le cycle de la prostitution pour pouvoir payer ce qu’il faut à leurs enfants, payer sa consommation. Et ces femmes deviennent des proies évidentes et les enfants deviennent des proies évidentes : au Canada, 50% des enfants qui sont pris en charge par le système de protection de l’enfance sont Autochtones, alors que les Autochtones composent 5% de la population du Canada.

Les pensionnats Autochtones ne sont pas terminés, ça se poursuit encore aujourd’hui. On sait, des études le démontrent, que dans les familles d’accueil où sont envoyés ces enfants pour souvent des raisons banales, parce que les services sociaux ouvrent le frigo et tout ce qu’on trouve dans le frigo, c’est de la viande, de la nourriture traditionnelle, que les travailleurs sociaux trouvent ne pas être de la nourriture pour des enfants, et que les parents ont failli à leur devoir de subvenir aux besoins de leurs enfants.

Les femmes se retrouvent seules en ville, deviennent des proies faciles. En fait, ça fait plus de 40 ans, depuis les années 60, les femmes Autochtones militent pour crier au monde entier que leurs sœurs disparaissent. On ne les a jamais écoutées, jusqu’en 2014, où une jeune fille, du nom de Tina Fontaine, qui avait à l’époque 15 ans, mais le visage angélique d’une enfant de 11-12 ans, a particulièrement marqué les esprits, surtout qu’on l’a retrouvée dans un sac poubelle au fond de la rivière à Winnipeg. Donc, l’image était marquante, et le pays s’est un peu réveillé. Il y a eu enquête, le GRC, et on en est arrivé au chiffre de 1200 femmes Autochtones assassinées ou disparues. Maintenant on sait, quelques années plus tard a commencé l’enquête nationale sur les femmes Autochtones assassinées ou disparues, même la Ministre des Affaires Autochtones, celle qui me donne le droit d’être Indienne, issue de ce même système colonialiste, a admis que le chiffre serait plus proche de 4000 que de 1200. Transposé à la réalité française, c’est comme si c’était l’équivalent de 100 000 femmes françaises assassinées ou disparues. J’imagine qu’on en aurait entendu un peu plus parler. Malheureusement, quand Trudeau est arrivé au pouvoir, il a promis, comme premier geste politique, de mettre en œuvre cette enquête, ce qu’il a fait avant les 100 premiers jours de son mandat, mais il n’y a pas de moyens nécessaires donnés aux commissaires pour arriver à faire un bon job.

Et il y a tous les autres soucis. Il y a une telle quantité de communautés Autochtones où il n’y a pas encore l’eau potable, au Canada. La promesse de Trudeau était de faire en sorte que pendant les deux premières années, toutes les communautés Autochtones puissent avoir accès à l’eau potable, ça ne s’est pas passé, ainsi que toutes ses autres promesses. On est en période d’élections, ça ne va pas se faire bien pour Trudeau pour mille et une raisons, pas seulement dans le dossier sur les Premières Nations, sur lequel nous sommes très fâchés, on a l’impression d’être roulés dans la farine. Mais j’ai peur, parce que si jamais les Conservateurs revenaient au pouvoir, je pense que l’avenir serait encore pire.

Donc c’est l’histoire dont j’avais envie de vous parler, de vous raconter le pays dans lequel je vis. Je ne sais pas si vous vous souvenez de Jean Chrétien qui a été Premier Ministre du Canada pendant une douzaine d’années, qui avait dit avec son accent anglais, que le Canada était le « plus bon pays du monde ». Il suffit de regarder dans l’angle mort de l’histoire de ce pays pour réaliser que ce n’est pas tout à fait ça, et mon travail c’est de rendre visible cet angle mort, donc d’écouter notamment la parole des femmes Autochtones qui se sont si généreusement livrées dans mon film et j’aimerais les remercier, parce que c’est pour elles que je suis ici aujourd’hui.