Vanessa Joseph, Cindy van der Pijl, Nicole Chanel, Félix Tiouka, Moëtai Brotherson et Sylvain Duez-Alessandrini

 

CONTRE MONTAGNE D’OR, LA NEGATION DE L’IDENTITE, ET POUR LE COMBAT POUR LA TERRE: DES JEUNES FEMMES DE GUYANE SE SONT EXPRIMEES, LE 13 OCTOBRE 2018, LORS DE LA JOURNEE DE SOLIDARITE DU CSIA.

Christine Prat
10 novembre 2018
Enregistrement 13 octobre 2018

Depuis plusieurs années, une partie de la forêt amazonienne de Guyane “française” est menacée par un projet de mine d’or monumental, mené par une compagnie intitulée “Montagne d’Or”, résultat d’une fusion entre la compagnie canadienne Columbus Gold – en tant que nom colonial, on peut difficilement faire mieux – et la compagnie russe NordGold, qui a déjà ravagé beaucoup de terres Autochtones dans le monde. NordGold est majoritaire dans Montagne d’Or. Les Autochtones s’opposent depuis le début au projet. Ils sont déjà depuis longtemps confrontés aux chercheurs d’or illégaux, les garimpeiros venus du Brésil, qui polluent énormément les rivières dont leur vie dépend. La forêt amazonienne de Guyane a une biodiversité beaucoup plus importante que celle de toute l’Europe. Certains sont prêts à en sacrifier une partie, sous prétexte de “créer des emplois”, formule devenue magique, qu’aucun druide ou magicien n’oserait utiliser. Les Autochtones, qui ont surtout besoin d’eau potable et ont déjà constaté les dégâts que les mines d’or y causent, s’opposent absolument au projet. De début mars à début juillet 2018, des “débats publics” ont eu lieu à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Les Autochtones ont eu l’impression de ne pas y être écoutés. Cependant, la conclusion a été que le projet Montagne d’Or ne pouvait pas être accepté en l’état. Depuis, Montagne d’Or multiplie les contacts et les tentatives de corruption dans les villages Autochtones. Cependant, l’opposition reste ferme. L’actuel Directeur Général de Montagne d’Or, Pierre Paris, a travaillé précédemment pour des firmes comme Rio Tinto et BHP Billiton, noms bien connus des Peuples Autochtones, un peu partout dans le monde, qui se battent contre la profanation et la pollution de leurs terres ancestrales par les compagnies minières.

Au cours de la 37ème Journée de Solidarité avec les Peuples Autochtones, organisée par le CSIA-nitassinan, une table ronde a réuni Félix Tiouka, 1er adjoint au maire d’Awala-Yalimapo, issu de la première génération d’activistes Autochtones, et trois jeunes femmes de la Jeunesse Autochtone de Guyane.

Comme tous les Autochtones qui sont intervenus lors de cette rencontre, les Autochtones de Guyane ont parlé de la destruction de leur identité et de leur culture, mais aussi de leur difficulté à vivre en tant que “citoyens soi-disant Français” dans une République qui les discrimine, les appauvrit, pollue leur terre, tout en voulant les forcer à se soumettre au “mode de vie” occidental. La “départementalisation” a été décrétée en 1945, la Loi de “Francisation” en 1969. Théoriquement, les Autochtones de Guyane sont des citoyens français comme les autres…

L’article ci-dessous est fondé sur les interventions des trois jeunes femmes, Vanessa Joseph, Nicole et Cindy van der Pijl, d’après des enregistrements réalisés par Pascal Grégis et Christine Prat, membres du CSIA, le 13 octobre 2018.

Vanessa Joseph, Vice-présidente de la Jeunesse Autochtone de Guyane, avait déjà participé à la Journée de Solidarité du CSIA de 2017, en compagnie de Yanuwana Tapoka. Elle a d’abord dit combien elle était heureuse de participer à cette rencontre, “avec Moëtai [de Tahiti], Yvannick [de Kanaky, ou “Nouvelle Calédonie”] et mon Tonto Félix [Félix Tiouka].” Elle a remercié le CSIA de leur fournir cette opportunité de s’exprimer, puis toutes les personnes qui avaient répondu à son appel pour des dons de livres, à l’intention des écoles de l’intérieur. “Nous en avons fait un très bon usage. Aujourd’hui, c’est devenu un projet un peu plus grand, nous allons construire des bibliothèques à l’intérieur. Tout ça, c’est grâce à vous, merci encore.”

Cependant, Vanessa dit aussi que la rentrée scolaire de septembre dernier ne s’est pas bien passée. Elle rappela “qu’à l’intérieur il y a seulement des écoles élémentaires, et pas forcément dans tous les villages.” Les enfants qui doivent aller au collège ou au lycée, doivent partir dans la commune la plus proche ayant un collège ou un lycée, et la commune ‘la plus proche’ peut être très éloignée. Les enfants doivent donc résider dans une famille d’accueil ou un internat. En septembre dernier, certains enfants n’avaient trouvé ni famille d’accueil, ni place en internat. Ils sont retournés dans leur village, et vont perdre une année scolaire. De plus, certains parents ne veulent plus envoyer leurs enfants dans des familles du littoral, vu qu’il y a eu des incidents. L’éducation nationale propose toujours la même solution: mieux sélectionner les familles d’accueil. Vanessa raconte: ” Il y a des enfants de Taluwen, une commune sur le Haut-Maroni, qui ont demandé la construction d’un collège, pour pouvoir rester auprès de leurs parents, ce qui est normal, à 12 ans”… “Pour l’instant, c’est un projet. Ils ont commencé la construction, elle s’est interrompue, puis a été relancée. Espérons que le collège voit le jour. Il y a également un internat en construction à Maripasoula, là aussi nous espérons que ça se déroule sans embûches.”

Vanessa ajoute qu’ils essaient tout de même de faire aboutir certains projets, pour améliorer le quotidien des gens de l’intérieur. Et s’ils peuvent y arriver, c’est grâce à de nombreux soutiens, comme le CSIA.

Vanessa a aussi résumé ce qui s’était passé sur le front de la Montagne d’Or depuis sa dernière visite. Des débats publics ont été organisés à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni, de début mars à début juillet. Vanessa dit que “ce fut très intense.”

“Les représentants des Peuples Autochtones ont été un peu ignorés, pour ce qu’ils avaient à dire. Au départ, ils écoutaient toutes les questions, au final, ils ont commencé à les sélectionner, parce que, je pense, certaines questions dérangeaient.” …” Un débat public devait être organisé dans un village de l’ouest, ils n’ont pas honoré ce rendez-vous.” Donc, ça ne s’est pas très bien passé. Pourtant, “par la suite, le débat public a tranché: le projet ne peut pas se faire en l’état. On ne peut pas proposer à une population un projet de cette ampleur avec aussi peu d’explications, et des explications qui ne sont pas claires du tout. Donc, pour le moment, c’est un projet qui doit être révisé.”

Vanessa précise: “Entretemps, la compagnie Montagne d’Or a commencé à s’implanter dans les villages, à convoquer les chefs coutumiers, à leur faire des propositions, que ce soit de l’argent ou des postes… C’était un peu n’importe quoi, donc ils ont tous dit non, sauf un.” Et, à l’heure actuelle, la compagnie Montagne d’Or continue d’essayer de convaincre les gens, avec quelques modifications de son programme, et surtout des modifications de ses explications et de sa communication. Mais, pour les Autochtones, ça reste ‘non’.

Vanessa conclut en remerciant l’assistance, “c’est vraiment un grand plaisir de vous voir et de vous revoir.”

L’intervenante suivante, Nicole Chanel, est originaire de Camopi. Elle a rejoint la Jeunesse Autochtone récemment.

Elle explique qu’elle est Teko, un Peuple appelé autrefois ‘Emérillon’ par des explorateurs français venus à l’époque de la colonisation. ‘Emérillons’ signifie les gens qui vivent de la pêche. “Et nous avons revendiqué d’être appelés les Tekos, ce qui veut dire ‘Indiens guerriers’. Nous, les Tekos, venons de Camopi, principalement des bords du fleuve Oyapock, qui sert de frontière entre le Brésil et “la France”. Dans notre village, il y a deux ethnies, les Tekos et les Wayampis, mais maintenant, nous sommes mélangés. Nous sommes des descendants des Tupi-Guarani, des Indiens qui vivent dans la forêt Amazonienne. Actuellement, les Tupi-Guarani vivent au Brésil. Certains ont fui des guerres, et c’est ainsi que nous sommes arrivés à Camopi.”

Autrefois, il fallait une autorisation préfectorale pour se rendre dans la région. Le prétexte était que les gens de là-bas étaient encore “sauvages”. Nicole dit, “nous n’avons jamais été sauvages. Nous avons toujours accueilli les Français à bras ouverts.” Mais maintenant, c’est ouvert à tout le monde, ce qui n’est pas forcément un avantage. Nicole raconte: “Pour aller chez nous, il faut 4 ou 5 heures de pirogue, parce qu’il n’y a pas de routes, c’est le fleuve. Tout ce fait par le fleuve. Il y a des garimpeiros, des chercheurs d’or [du Brésil], qui passent salir notre eau. L’eau qu’on buvait, dans laquelle on se lavait, où on faisait tout. Comme il n’y a pas de douane, tout le monde peut venir. Alors maintenant, les garimpeiros rentrent sans soucis, pour aller chercher de l’or, parce que chez eux, ils ne peuvent pas le faire, donc ils viennent en territoire ‘français’, pour le faire.” Et Nicole raconte comment elle s’est aperçue de la pollution de l’eau: “Moi, j’ai grandi dans les homes indiens de 4 à 16 ans. Le home indien est un endroit où ils accueillent les enfants Amérindiens qui veulent être ‘civilisés’. Eux appellent ça rentrer dans le rang, apprendre à parler français, apprendre à écrire, à compter, etc. Je ne rentrais que pendant les étés, en juillet et août. Mais au fur et à mesure, en rentrant chez moi, je voyais que l’eau changeait de couleur. Et je me disais que, petite, je me lavais dans cette eau, et d’autres choses comme ça. Et je voyais l’eau devenir jaunâtre. Au point de rencontre de l’eau salie par les garimpeiros avec celle dans laquelle on se lavait, se formait un genre de café au lait. C’était dégueulasse à voir.”

Nicole vit en France depuis 15 ans. Elle est abasourdie de constater que l’Etat Français ne fait rien pour Camopi. En juillet dernier, l’administration a envoyé, pour assurer un remplacement au Centre de Santé de Camopi, M. Jérôme Cahuzac, un ex-Ministre actuellement condamné à 4 ans de prison, dont 2 avec sursis. Pour Nicole, M. Cahuzac “n’a rien à voir avec Camopi. Ils l’ont envoyé là-bas pour travailler dans un centre de santé, alors qu’il n’est pas médecin”. En réalité, M. Cahuzac est médecin, mais chirurgien esthétique. Nicole s’indigne de ce que les médias s’étaient tous précipité à Camopi pour voir Cahuzac, sans montrer le moindre intérêt pour la population locale. C’est bien entendu à cause de ses déboires en justice que les médias s’intéressent à M. Cahuzac. Certains ont demandé à des habitants ce qu’ils pensaient de Cahuzac, et ils ont répondu: “Mais qu’est-ce qu’on sait de lui?” Tout cela est ressenti par les Autochtones comme un profond mépris.

Nicole conclut: “Malgré tout cela, nous nous battons, nous allons nous battre, nous les Tekos, la Jeunesse Autochtone, nous battre pour nous faire connaître du public, de tout le monde, pour dire que nous existons, que nous sommes là. Nous sommes des ‘Français’, on nous a mis une étiquette ‘nationalité française’, donc nous faisons partie de la France aussi, alors regardez-nous, regardez notre Peuple. Merci.”

Puis, Cindy van der Pijl prit la parole. Cindy vit toujours en Guyane et est venue spécialement pour la Journée de Solidarité. Elle est Arawak/Lokono.

“Je fais partie de la Jeunesse Autochtone depuis février de cette année”. “J’ai toujours été très passionnée, très revendicatrice de ma culture, depuis que j’étais toute petite. Je cherchais une ouverture quelque part, à savoir comment faire pour montrer mon identité autre que française. Parce que, chez nous, on nous apprend des choses, on nous apprend tout le temps, mais on ne nous apprend jamais qui on est. Et, forcément, au bout d’un moment, nous sommes un peu perdus dans cette culture française, dans la culture de l’occidentalisation. Où se positionner, comment faire? Est-ce que j’ai le droit de porter ma tenue, est-ce que j’ai le droit de montrer mes plumes sans que la douane vienne m’arrêter parce que ce sont des espèces protégées?”

“Nos peuples ont été trop longtemps martyrisés, beaucoup de larmes ont été versées, beaucoup trop d’âmes ont été torturées, tandis que la Terre subit l’égoïsme de l’être humain et souffre encore plus que nous-mêmes. On parle de la Guyane, cette fameuse “île”, mais on ne sait pas où elle se trouve.” …”beaucoup de sang a coulé, et coulera sûrement encore, à cause des ‘bonnes idées’ de nos puissances.” Cindy se demande pourquoi, sur le territoire de la République, “où on nous dit ‘Liberté, Egalité, Fraternité’, on nous apprend tellement à nous oublier, à ne plus savoir que nous sommes. Tous nos savoirs, nos couleurs, notre identité, sont comme piétinés, complètement bafoués. L’histoire de Nicole, elle l’a vécue, ma maman l’a également vécue, les homes indiens ne sont pas un mythe, ça s’est vraiment passé. L’éducation française y est inculquée, la religion y est inculquée, ça fait partie d’un processus d’enlèvement de l’identité d’une personne. C’est comme si nous étions faits de pâte à modeler qu’on façonne comme on veut, comme on souhaite qu’elle soit. En Guyane, la culture occidentale, les occidentaux, prennent et ne rendent pas.”

Pour Cindy, tout ce qui reste aux Autochtones, c’est la lutte. ” La place du Peuple Premier est réduite aujourd’hui à se battre pour une reconnaissance de son identité, pour avoir sa place dans la société française. Pour moi, aujourd’hui, le mot ‘Autochtone’ est égal au mot ‘lutte’… ” Est-ce que c’est normal que les Autochtones doivent se battre, pour avoir une place et pour qu’on les reconnaisse? Je ne pense pas.

“Aujourd’hui, on parle de pillage. Malheureusement, ce n’est pas un terme à prendre à la légère, car en dehors de ce crime, le pillage identitaire, il y a le pillage de Celle qui nous donne vie, Celle qui se réveille pour rappeler à l’homme sa petitesse. Les tremblements de terre, les séismes, on ne le comprend pas toujours, mais ça arrive quand même. Et si jamais la Maman Terre était en colère contre nous? Contre tout ce que nous lui faisons subir? C’est Celle qui nous berce, Celle qui nous nourrit, notre Maman la Terre. Nos ancêtres nous ont légué leur combat. Aujourd’hui, nous, la jeunesse, essayons de reprendre ce combat. Mais plutôt que d’être des victimes de ce système, même si, au fond, nous le sommes quand même, nous sommes des guerriers. Et là, je rassemble vraiment tous mes frères Autochtones. Mes frères Kanaks, passant par quelque chose qui n’est vraiment pas facile pour eux, et tous nos autres frères Autochtones. Nous sommes tous des guerriers et j’en suis heureuse, parce que sinon, aujourd’hui, nous ne serions pas là. Nous serions de bons petits Français qui croient en Jésus.”

Ensuite, Cindy parle du projet Montagne d’Or. ” Pourquoi ne lâcherons-nous pas face à Montagne d’Or? La réponse est simple et logique. Nous nous battons pour la Terre, nous nous battons pour la vie. Je me demande, en tant qu’être humain, ce dont nous avons le plus besoin dans nos vies. Nous avons besoin de boire de l’eau potable, nous avons besoin de manger, nous avons besoin de marcher, sur qui? Et qui nous donne tout ça? Encore une fois, c’est la Terre.”

“Montagne d’Or, pour ceux qui ne le savent pas, c’est un projet monumental qui veut s’installer en Guyane. C’est une fusion russo-canadienne qui s’appelle maintenant Montagne d’Or, dont Pierre Paris est le directeur général. Montagne d’Or, c’est 80 000 tonnes de déchets par jour, c’est 10 tonnes de cyanure par jour, 10 tonnes d’explosifs, 472 000 litres d’eau PAR HEURE, quand une population va mal. Montagne d’Or est un site à ciel ouvert, dans une zone tropicale où il pleut souvent. Alors, nous dire qu’il n’y aura pas d’accidents, j’ai du mal à le croire.”

“J’ai participé aux débats publics, qui ont eu lieu à Saint-Laurent-du-Maroni et à Cayenne. Vous n’imaginez pas à quel point on se sent petit face à ces gens-là. A quel point il faut s’affirmer pour leur dire ‘non’. Quand on voit un Pierre Paris qui se lève et qui dit “Je suis Pierre Paris et fier d’être le directeur de la Montagne d’Or”, ça donne des envies de crime, parfois… Mais en tous cas, nous avons tenu bon, nous avons montré nos couleurs, montré que nous étions là. Il y avait la jeunesse, il y avait les Anciens, il y avait aussi toutes les cultures guyanaises qui se sont mises avec nous, parce que ces cultures-là ont compris que, si nous arrivons à faire en sorte que la Montagne d’Or ne se fasse pas, la Terre ne va pas leur dire ‘Cindy m’a sauvée, alors que toi, je m’en fous’, non, pas du tout. Ces cultures-là ont compris qu’il s’agit d’un combat humain, que c’est un combat pour la vie, et nous le mènerons, nous irons jusqu’au bout. Et j’aimerais qu’à un moment donné, on puisse se rendre compte de ce que nos sociétés sont en train de nous faire, avec cette culture du capitalisme. Est-ce qu’un jour on pourrait réduire l’argent à ce qu’il est vraiment? Un morceau de papier. Est-ce qu’un jour on pourrait réduire l’or à ce que réellement? Un petit bout de caillou. Et ce sont ces choses pour lesquelles le monde se bat, pour lesquelles les gens s’entretuent. C’est à cause de ça que le sang coule, et coule encore.”

“Pour conclure, j’aimerais vous remercier de m’avoir écoutée, et je suis très contente d’être ici. Je remercie le CSIA de nous avoir invités, et de nous avoir permis quand même d’avoir la parole sur cette terre française. Demain, je rentre chez moi, mon combat continue et j’aimerais vraiment que la jeunesse, quelle que soit sa culture, puisse s’allier à nous face à ce projet. Le problème autour de notre identité, de l’Autochtone, c’est notre histoire. Nous nous battrons contre Montagne d’Or aussi, et sûrement avec la même virulence.

Je vous remercie de m’avoir écoutée.”

 

 

Depuis quelques mois déjà, les Autochtones de Guyane Française organisent des manifestations et des grèves qui ont fini par obliger les autorités à s’en préoccuper, et les médias à en parler. Le mouvement avait commencé bien avant, mais ce n’est que lorsque les grèves ont véritablement dérangé le cours paisible de la vie des colons et des autorités que les médias ont dû en parler hors de Guyane. Evidemment, les réactions du pouvoir français ne répondent en rien aux préoccupations des Autochtones. Cependant, l’existence et le mécontentement de la population Autochtone de Guyane est devenue visible. Le 14 octobre 2017, Christophe Pierre aka Yanuwana Tapoka, avait été invité à intervenir au cours de la Journée Annuelle de Solidarité avec les Indiens des Amériques, organisée pour la 37ème année par le CSIA-nitassinan. Vous trouverez ci-dessous la transcription de son intervention. Une délégation, en costume traditionnel, était montée sur scène juste avant, pour montrer aux Français présents “qu’il y a des Indiens Français”. J’ai choisi le titre, parmi les propos de Yanuwana et en suis seule responsable.

Christine Prat

 

Christophe Pierre, 14 octobre 2017
Transcription, photos, Christine Prat
In English

 

“Bonjour à tous. Je m’appelle Christophe Pierre dans la langue des colons, “Christophe” … mes parents avaient, je pense, un humour assez ironique – et Yanuwana Tapoka dans ma langue maternelle.

Pour commencer, je pense qu’il faut donner une description, une vision rapide de la situation et de l’histoire de la Guyane, qui est actuellement, si on parle de statut juridique, un département, une région française comme une autre. La Guyane, c’est quoi? La Guyane c’est en Amérique du Sud, c’est un territoire amazonien français. C’est 50% de la diversité biologique de l’Europe, 80% de la biodiversité de France, c’est 300 000 habitants à peu près, sur lesquels il y a une poignée d’Amérindiens qui ont survécu à la colonisation, une poignée: s’il fallait vraiment donner des chiffres, c’est dix à quinze mille aux dernières nouvelles, sur ces dix à quinze mille, on évalue aujourd’hui qu’à l’époque de l’arrivée des colons, il y avait environ 25 à 30 peuples, aujourd’hui il en reste six. Parmi ces six peuples, il y a les Kali’na, les Palikuyene et les Lokono, qui sont sur la bande littorale, et dans l’intérieur, il y a les Teko, les Wayãpi et les Wayana. Les problèmes sont différents, les rapports de force sont différents selon le positionnement géographique des peuples, mais le combat est quasiment le même depuis les années 1980.

Il y a eu le premier rassemblement des Amérindiens de Guyane, à Awala, en 1984, les 8 et 9 décembre 1984, et c’était la première fois que des jeunes – à l’époque ils étaient jeunes, aujourd’hui ce sont des Anciens – des jeunes Amérindiens, prenaient la parole face à l’institution française et prenaient une position politique. C’est à dire qu’une nouvelle forme de lutte commençait pour les Amérindiens de Guyane, lutte politique qui est symbolisée à travers le discours de Félix Tiouka, que je pense le CSIA a accompagnée, avec Alexis Tiouka, et d’autres. C’était des jeunes qui avaient fait les homes Indiens. Les homes Indiens, c’est enlever les enfants aux familles, enlever les enfants aux parents, et les mettre dans des internats catholiques où ils étaient obligés d’apprendre la religion catholique, chrétienne, dès l’âge de 5 ans, dès l’âge de 3 ans parfois, où il y avait l’interdiction de parler la langue maternelle et où, du coup, il y a eu une destruction massive de nos sociétés d’origine. 80 ans durant lesquels la France, à travers l’Eglise, les gérait et les gère toujours aujourd’hui … [la plupart des ‘homes’ sont maintenant fermés, il en reste au moins un, à cause du manque d’établissements scolaires dans certains territoires Autochtones]

On a un statut particulier en Guyane, qui fait que ça reste un territoire à évangéliser, puisque les prêtres sont toujours rémunérés par l’Etat français. On s’est retrouvés face à ce constat, face à une classe politique guyanaise qui ne voulait pas entendre parler des Amérindiens, face à la France qui avait presque exterminé les Amérindiens, physiquement, culturellement, identitairement. Dans les années 1980, c’est une jeunesse principalement menée par des leaders comme Alexis Tiouka, Félix Tiouka, Thomas Appolinaire, qui ont été, pendant les années qui ont suivi, des acteurs de la création des communes françaises, mais à gouvernance amérindienne, également de ce qu’on a appelé par la suite les zones de droit d’usage collectif. Les zones de droit d’usage collectif, c’est l’unique marge de manœuvre qu’on a, au niveau de la récupération des terres ancestrales.

Donc on se retrouve face à ça, des déclarations sont faites, et ensuite est créée l’Association des Amérindiens de Guyane française, qui va regrouper des membres de chaque nation, des six nations, qui par la suite va se transformer en la Fédération des Organisations Amérindiennes de Guyane (FOAG), et qui va pendant plusieurs années mener des luttes d’information à l’échelle internationale. La FOAG a utilisé plusieurs recours auprès de l’ONU et est venue plusieurs fois ici en France, pour rencontrer, par exemple, le Président Chirac, a participé à la reconnaissance des crimes constitués par les zoos humains au Jardin d’Acclimatation ici à Paris. En 1994, il y a eu une cérémonie ici, au Jardin d’Acclimatation où, en 1858, je crois, ou quelques années plus tard, des Kali’na ont été pris dans des villages et exposés parmi les zoos humains au Jardin d’Acclimatation, à Paris. La plupart d’entre eux ne sont jamais rentrés, ils sont morts de froid ou d’autre chose, et les corps, aujourd’hui, sont encore en la possession de la France. Les corps, ensuite, ont été disséqués, il y a eu des expériences sur eux, donc on essaie encore de mener un combat à ce niveau-là. Il y a eu une cérémonie pour faire reposer leur âme.

C’est notre histoire avec la France, jusque dans les années 2000, à peu près. Ensuite, il y a un calme plat, on n’entend plus parler des Amérindiens, les leaders de l’époque s’épuisent un peu, certains, je pense, ont démissionné, ont laissé tomber l’affaire, puisque, disons, que la destruction de l’identité Amérindienne était tellement avancée, que la population, même les villageois, étaient difficiles à mobiliser sur les affaires qui les concernaient directement. L’assimilation avait tellement avancé, qu’on a presque disparu en tant que peuple, en fait. En parallèle, dans l’intérieur, l’orpaillage illégal commence. A partir des années 2000, les premiers orpailleurs clandestins s’implantent sur les territoires Wayana et sur les territoires Teko. Avec tout ce que ça répercute, l’empoisonnement au mercure, l’empoisonnement des poissons, les malformations qui vont s’ensuivre pour les enfants … A plusieurs reprises, les Wayana tentent de prévenir l’Etat français, pour qu’il apporte une solution directe pour éliminer l’orpaillage illégal. Aujourd’hui on fait un constat, l’orpaillage illégal c’est environ 30 000 orpailleurs brésiliens sur une année, ou Guyanais du Guyana, qui sont présents dans le Parc National appelé Parc Amazonien de Guyane, et qui continuent à polluer les cours d’eau. Il y a 120 km de cours d’eau en Guyane, et aujourd’hui, si on fait vraiment un constat, il y a UN fleuve qui n’est pas pollué par l’orpaillage. Le plateau de la Guyane, le Nord de l’Amazonie, c’est quand même la deuxième réserve d’eau douce du monde, la chaîne de montagnes qui va de la frontière sud de la Guyane et du Brésil jusqu’au Venezuela, où commence ensuite l’Orénoque, est la source d’une partie de l’Amazone, qui est le plus grand fleuve du monde. C’est cette situation là à laquelle font face les Wayana, qui aujourd’hui rencontrent peu de soutien. Au niveau national, l’Etat met en place des missions, d’abord Anaconda, des opérations, mais qui sont inefficaces: c’est une vingtaine de gendarmes qui débarquent de temps en temps sur un site illégal; mais des sites illégaux, je crois qu’il y en a 275, cette année, qui ont été recensés, situés, mais il y en a encore d’autres qui ne sont pas recensés.

Donc il y a ce calme plat qui tombe jusque dans les années 2010, et là il y a un renouveau de l’identité amérindienne. Cela, on essaie toujours de le réexpliquer, mais je pense qu’on fait partie de la génération qui est allée au bout des choses. Dans les années 1980, c’était les premiers à avoir fait un peu d’études et à maîtriser déjà le français, et à comprendre les absurdités qu’on nous proposait. Dans les années 2010, nous faisions partie de la première génération qui sommes allés au bout des études supérieures, on avait un modèle de vie quasiment pareil à n’importe quel occidental. Mais en allant tout droit, en ayant fait le bout du chemin, on s’est rendu compte, d’abord de manière isolée, chaque membre de la mouvance autochtone, que ceci ne nous correspondait pas. On a reçu un enseignement, une éducation, traditionnels, puisque nous ne sommes pas allés dans les homes indiens, mais on n’a pas reçu tous les aspects de profondeur de l’identité amérindienne. Et quand on a fait ce constat là, ça a été très violent. Et du coup, on a commencé le processus inverse, de réappropriation de l’identité amérindienne, de l’identité de nos peuples respectifs. Donc, sur cette base-là, on se rend compte de ce qu’on nous propose, de ce qui se passe dans le monde entier, on a décidé de se prendre en main et de commencer des choses, mais différemment de nos anciens. Nos anciens, quelque part, avaient peur, étaient seuls, et se sentaient très isolés. Le dialogue, les échanges qu’ils ont eu avec la France n’étaient pas les mêmes que nous. Aujourd’hui, nous voulons que ça change, et pour ça, nous sommes prêts à tout. Donc, sur cette base-là, ‘nous sommes prêts à tout’, nous avons commencé à mener des actions, on s’est très rapidement rendu compte que l’État français avait bien fait son travail, que l’EMPIRE français a très bien fait son travail. La France est le pays colonisateur le plus doué au monde. Les États-Unis, tous les pays d’Amérique du Sud, sont des petits joueurs à côté de la France. Ils ont créé tous les procédés pour endormir les peuples. Et aujourd’hui, par exemple, la France a signé la Déclaration des Nations Unies sur la reconnaissance des Peuples Autochtones. Mais c’est du déclaratif. Actuellement, dans la Constitution, il est encore écrit que la Guyane est un territoire vacant et sans maître, que quand les Français sont arrivés, il n’y avait pas d’hommes, il n’y avait pas d’êtres humains sur la terre de la Guyane. Aujourd’hui, en réalisant ce qu’est le droit français, nous sommes des populations tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt. C’est ça le statut qu’on a. Et, on fait ce constat-là, aujourd’hui, on peut dire, en étant un peu léger, la lutte amérindienne en Guyane est redevenue un peu à la mode. Et c’est vrai que ça fait du bien. Et, pour rebondir sur ce qu’Edith disait tout à l’heure, pourquoi avons-nous dit ça, pourquoi sommes-nous le rêve le plus fou de nos ancêtres, c’est parce que 525 ans après la fin de notre monde, ce monde a disparu. Celui qu’on a eu pendant des milliers d’années, ce territoire-là qu’on a parcouru, à qui on appartenait et qui nous appartenait, c’est cette relation qu’on avait avec ces terres qui a disparu à ce moment-là. Tout a disparu. Au moment où nos mondes se rencontraient, ça a été la fin pour nous. Aujourd’hui, l’espoir, il n’y en a quasiment plus. Dans quelques années – on se donne 20 ans – dans 20 ans, on pourra faire le constat de ce qu’on a réussi ou pas. Nous n’avons pas des centaines d’années devant nous. Il y a 20 ans on pouvait dire ‘il est temps d’agir’, aujourd’hui ce temps-là est dépassé. Comment le dire? Il faut doublement agir, mais le monde que vous avez proposé, le monde avec lequel vous êtes venus, se dévore lui-même. Comment l’avez-vous fait? Je ne sais pas. Mais convaincre le monde entier que l’eau, que les forêts, que la terre et que l’air étaient des éléments secondaires qui pouvaient être détruits au nom d’une économie, au nom d’un développement, c’est quelque chose que je ne sais pas comment qualifier… Vous êtes des maîtres! C’est cette guérison-là que nous devons apporter, c’est comme ça que nous en parlons. Assainir les esprits, faire comprendre aux gens ce qui est basique. Donc, nous sommes là, un petit groupe de jeunes Amérindiens, avec un petit peu d’espoir quand même, et nous voulons changer les choses face à l’Etat français, doué pour asservir et pour endormir les peuples. Aujourd’hui, nous avons plusieurs points sur lesquels nous devons travailler, nous devons nous battre. Tout d’abord, l’urgence sanitaire, qu’on arrête enfin l’orpaillage illégal, et qu’on répare les choses, parce que c’est un devoir. Nous avons mal à la terre, nous n’avons pas pu empêcher cette blessure-là et cette plaie-là. Mais à un moment, il faut l’arrêter et après avoir arrêté, guérir, guérir la terre, guérir les eaux et guérir nos enfants. Ensuite, il y a une autre absurdité encore, qui est le projet de mine industrielle appelé “Montagne d’Or”. C’est un projet russo-canadien, de site d’exploitation minière d’or à l’échelle industrielle. Ce projet-là, c’est le premier du genre en Guyane. Aujourd’hui, il y a un mouvement en train de se créer autour du rejet de ce projet-là. Mais c’est ici que tout se décide, c’est à Paris que ça se pense, la centralisation c’est le fonctionnement de la France, c’est à Paris que tout se décide. Mais ce sont des choses qui nous concernent, qui vont porter atteinte à nos enfants. C’est ici que ça se décide, ça se décide chez vous, l’avenir de nos enfants se décide chez vous. C’est ce message-là qu’on est venu apporter aujourd’hui. […]

C’est ce que je voulais vous dire aujourd’hui. […] Il y a des points concrets sur lesquels nous pouvons batailler, sur lesquels nous pouvons tous collaborer, tous s’unir, parce que l’urgence, on est dedans depuis quelques années maintenant, et nous en voulons énormément à votre pays, et qu’à un moment, pour qu’il y ait réconciliation, pour qu’il y ait un pardon qui soit envisageable, il faut que chacun, vous reconnaissiez vos méfaits.”